Par Tamar Tembeck

De quoi sont constitués les liens de filiation?

Qui êtes-vous si vous ne savez pas d’où vous venez, ou si vous apprenez que vos origines n’étaient que fictions ?

Quels espaces existent pour redéfinir les rôles de la féminité, ainsi que l’institution du mariage, en dehors des impératifs sociaux, culturels et religieux de la reproduction?

Voilà quelques-unes des nombreuses questions soulevées par l’œuvre de Heidi Barkun. Dans l’exposition פרו ורבו (P'ru Ur'vu / Soyez féconds et multipliez-vous / Be Fruitful and Multiply), Barkun s’attaque au tabou de l’infertilité d’un point de vue à la fois personnel et collectif, mettant une fois de plus en lumière le fait que, bien qu’il s’agisse d’une activité fondamentalement privée et intime, la reproduction humaine demeure largement (bio)politique et soumise à l’examen public.

Les nouvelles œuvres produites pour cette exposition traitent de l’histoire méconnue du site de Projet Casa. Actuellement une résidence et un espace d’exposition, le site abrita dans les années 1940 et 1950 une clinique médicale privée appartenant au Dr Phineas Rabinovitch. Parmi ses activités, la clinique participait à un réseau illégal d’adoption de bébés, qui servait notamment des couples juifs infertiles de partout en Amérique du Nord. La plupart de ces bébés provenaient de mères catholiques célibataires; la clinique contournait ainsi les normes interdisant l’adoption en dehors de sa religion. Ces services d’adoption illicites exigeaient non seulement la complicité de médecins et d’autre personnel de la santé, mais aussi d’avocats et de rabbins qui, dans le but de rendre ce qu’ils considéraient être un service à la société, renforçaient en fait les attentes d’une fertilité à tout prix.

Dès l’entrée dans la résidence / l’espace d’exposition Projet Casa, on trouve dans la pièce de gauche des œuvres qui abordent les impératifs de la féminité juive, notamment l’attente de reproduction au sein du mariage. Dans un recoin où est accroché ce qui ressemble à un voile de mariée résonnent les voix des enfants aujourd’hui adultes qui sont nés dans ce même bâtiment. Barkun a interviewé cinq enfants adoptés sur le marché noir qui lui ont relaté leurs tentatives de déterrer leurs origines cachées. Nous les entendons raconter des souvenirs de leurs parents adoptifs, des couples juifs qui avaient du mal à concevoir et qui ont pu trouver du réconfort grâce à ces adoptions.

À ces nouvelles œuvres produites pour l’exposition, Barkun joint certaines de ses productions antérieures, qui traitent d’expériences personnelles d’infertilité et d’échecs de traitements de FIV. De l’autre côté du hall est évoquée la suggestion d’une chambre que l’on a préparée pour l’arrivée d’un nouveau-né. Les vêtements de bébé que nous voyons accrochés au mur ont été reconstruits en formes monstrueuses, faisant allusion à un bébé impossible, ou à un bébé dont les manipulations génétiques sont telles que s’il devait émerger, ce serait sous forme de chimère.

Plus loin dans le hall, une grande peinture à l’encaustique d’un bleu profond occupe la pièce centrale. Elle est surmontée de 13 pierres commémorant les embryons perdus de l’artiste. Dans le couloir, une étagère métallique présente une véritable relique de l’époque où le bâtiment abritait une clinique médicale.

Le couloir mène à une salle d’archives située à l’arrière de la maison, où sont exposés des documents envoyés à l’artiste par le fils d’un enfant adopté. On peut également entendre un entretien entre Barkun et lui, ainsi qu’avec un spécialiste de l’histoire juive locale, où elle tente de découvrir les rares informations disponibles sur les anciennes activités de ce lieu.

Le mur menant à l’étage est tapissé de fac-similés d’actes de naissance de quatre personnes adoptées sur le marché noir. Pourtant, cette documentation officielle ne révèle pas leurs véritables histoires. Il ne reste aucune trace de leurs parents biologiques, et aucune mention d’adoption ne figure dans leurs dossiers : leur existence en tant que personnes adoptées a été effacée, tout comme leurs origines. Ce sont des informations qui n’ont pu être glanées que par hasard et par ouï-dire.

Dans la dernière pièce à l’étage supérieur, qui était réservé aux interventions médicales de la clinique, Barkun donne la parole à cinq bébés du marché noir maintenant adultes qui racontent le peu qu’ils savent de leur propre histoire d’adoption. Ces témoignages, ainsi que les œuvres de l’artiste, nous invitent à continuer de réfléchir aux liens qui nous unissent, au-delà de la biologie, et aux fondations sur lesquelles les familles sont bâties.